Revue Etudes, avril 2018
“… Je naviguais d’île en île, grandes ou petites, certaines luxuriantes et accueillantes, d’autres aux rivages plus abstraits et aux raides falaises, avec des plaines colorées ou des bourbiers, et certaines larges comme des continents, pouvais-je croire. J’étais entré dans l’archipel Nabokov, qui considéré de loin sur les rayonnages de ma bibliothèque était sonore et clignotant comme un flipper excité.
Je flânai ce qui restait de l’été, maintenu par cette voix dans un lieu de moi que j’avais trop négligé. Quelques lignes de n’importe quel livre, et je constatais qu’un espace vide me séparait du plancher. Je regardais le sol et riais, riais de cette humeur retrouvée qui s’émerveille : je flotte, je flotte. Les livres élargissaient leur enveloppante bulle, où régnait l’apesanteur. Souvenirs, déceptions, ressentiments, attentes déçues, tout devenait comme des reflets de nuages sur les parois de cette transparence où je lévitais. J’étais devenu comme le saint héros et patron des aviateurs, l’aérien Joseph de Cupertino.
Alors que rien ne m’avait désenlisé de la mélancolie qui m’affligeait depuis cette rupture amoureuse et qui guettait encore, dès que je me remettais à jouer avec l’enfant riche qu’est Nabokov, une espièglerie enfouie me soulevait du grabat des jours gris. Il m’appelait d’un clin d’œil complice ou d’un sifflotement de connivence ; et aussitôt jaillissant, son ironie dénichait en moi la discrète férocité qui fait saliver et montrer ce qu’on dissimule de jolies dents blanches et pointues, promptes à se planter dans la chair du monde…”