Les lettres françaises, n°171, 2019
Retour sur Le Chagrin de la guerre de Bao Ninh
« Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois. Le Vietnam s’ouvrait tout juste alors. Sachant mon intérêt pour la littérature de leur pays, des amis avaient profité de ma présence là-bas pour réunir quelques écrivains. Plusieurs générations s’étaient rejointes dans un petit appartement. Lui, Bao Ninh, on me l’avait présenté comme l’auteur d’un roman qui avait fait beaucoup de bruit à sa parution à la fin des années quatre-vingts, et été interdit depuis. Cet après-midi-là, il n’avait presque rien dit. Il avait écouté les uns et les autres. Il se taisait devant les dissidents présents, ceux du moins qui avaient osé venir.
Je ne soupçonnais pas que son livre bien plus tard allait me retrouver. Qu’il deviendrait même une des nervures de ma relation avec ce pays.
C’est une œuvre triste et de la désillusion, mais j’y reconnais un pays qui est mien, où pourtant je ne suis pas né, avec lequel ma famille n’a aucun lien, et que je n’ai découvert que par le hasard des amitiés. Peut-être n’est-ce pas un pays physique dont il s’agit, mais une contrée plus intérieure aux frontières imprécises. C’est que là-bas s’est ouvert pour moi un autre pays : cet à-venir qu’on reconnaît et qui semble surgir d’un passé au-delà de notre propre existence.
On me l’a souvent dit en souriant, j’ai dû être vietnamien dans une vie antérieure… »