JeSuisCharlie. Un an après.

Extrait :

… L’écrivain chante depuis un lieu singulier, là où sa voix est la plus forte, la plus claire.

Le lieu d’où moi j’écris est ce moment où j’ai entendu ma condamnation à mort, il y a des années, quand on m’a annoncé un cancer sans recours, cet instant où j’ai constaté mon immense solitude et éprouvé un profond besoin de retrouver un lien avec les autres, de sentir les mains et les regards des autres hommes.

Le lieu d’où vient ma voix est celui de ma déréliction devant la mort. Là où la nudité, ma pauvreté d’être humain m’ont donné le sentiment indélébile d’appartenir à l’espèce humaine, et ainsi de sentir mon frère en tout être qui fait l’expérience de la pauvreté, de la nudité, quelque forme qu’elle prenne.

En ce lieu vibre l’homme reconnaissant envers ces auteurs qui l’ont soutenu, envers Primo Levi, Charlotte Delbo, Etty Hillesum, Simone Weil, Montaigne, etc. Des auteurs qui l’ont aidé à se relever, à rester intérieurement vivant. Tandis que d’autres personnes le soignaient physiquement.

En ce lieu vibre l’homme qui pense que la seule urgence, parce que c’est devenu désormais sa vie, est d’écrire pour tenter d’apporter ce soutien quand presque rien ne soutient plus au-dedans, celui qu’on espère dans les temps de malheur. C’est là que la littérature prend pour moi son sens fulgurant : une manière de devenir un être pleinement humain, qui n’ignorerait rien de ce que sont ses petitesses, sa violence, ses symptômes si adorés, et qui regarderait le monde avec cela en soi, soleil et ombre…

Institut Diderot, 2016
Avant-propos de Dominique Lecourt

… Le texte qu’introduisent ces lignes a été écrit pour une table ronde organisée au printemps 2015 par les universités de Harvard et Boston : Violence, littérature et politique. Il aura été l’occasion de donner forme à un bouillonnement qui m’encombrait.

En lisant et écoutant ceux qui se sont exprimés publiquement depuis l’après 7 janvier, certains auteurs tout particulièrement, j’ai été très étonné que, tout en affirmant la liberté d’expression, on ne s’interroge presque jamais sur la place de la littérature en pareil moment. Et ce alors même qu’était questionné un nous évanescent, miné, défait, que l’éphémère et apparente concorde nationale venait de coaguler en un tout aussi éphémère nous blessé – dont la littérature a été souvent le réceptacle ou l’instigatrice.

Ce nous qui sous-tend bien des textes écrits depuis janvier 2015, et qui ne manqueront pas dans les commémorations futures, ou après un autre attentat, comme en novembre de la même année, quel est-il ? Et pourquoi ai-je été insatisfait si souvent et me suis mis en colère à cause de ce que j’entendais ? Est-ce d’avoir trop lu, entendu sur les attentats et leurs conséquences ? Quel est ce nous qui tente de se dire ? Et pourquoi ai-je le sentiment d’un nous éborgné ?

Certes qui ne l’est pas, éborgné ? Il faudrait être Argos, celui qui voit tout, pour approcher un peu, comprendre un peu mieux l’immense complexité de notre monde, de notre époque et des causes et conséquences de la survenue d’un tel événement.

Mais si, dans les discours, j’ai l’impression d’une vision souvent amputée, tunnelisée, c’est que justement, ainsi que certains l’ont écrit, on se donne à voir vivant « si petitement dans une histoire trop grande pour soi ».

C’est curieusement en tentant de regarder très au-delà de moi que je me sens petit et éborgné. C’est en m’efforçant de regarder non près de moi mais en moi, de lire en individu ce qui me traverse et que je ne comprends pas, que je me sens plongé dans l’Histoire, aux prises avec Elle, que ma singularité se montre, et donc ma grandeur, au creux même de ma petitesse : parce que j’œuvre pour m’approprier l’inappropriable en m’efforçant de ne pas le réduire à moi, en acceptant qu’il me déborde, en en jouissant même.

Extraits de presse

Rendre compte de la violence et des non-dits, propos recueillis par Christophe Kantcheff (Politis, 18 février 2016)

L’an dernier, nous avons salué la publication d’un roman d’une richesse impressionnante, Les Irréguliers (Gallimard), qui articulait la critique sociale, l’histoire familiale et les élans intimes dans une langue subtile. Patrick Autréaux revient avec deux textes très différents. Le
premier, intitulé Je suis Charlie, un an après, de nature politique, développe un point de vue éminemment critique ; le second, Le Grand Vivant, est une évocation poétique du deuil d’un grand-père. Patrick Autréaux nous explique ici ce qui relie son expérience de la maladie, le fait d’avoir été pendant quinze ans psychiatre dans un service d’urgences, et son écriture, littéraire ou politique…

À noter
06/01
2016
JeSuisCharlie. Un an après.
Institut Diderot
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Rendre compte de la violence et des non-dits
par Christophe Kantcheff