« On croit que tout commence par un jardin. Mais ça commence avant. Longtemps avant. À un endroit que je n’arrive pas à distinguer. Un trou que personne ne soupçonne. Pas même moi. J’ignore que j’ai oublié. Et de cette ère qu’arbitrairement je décide nouvelle, je dis : Tout commence par un jardin. Celui que ma grand-mère a dessiné. Dessiné est un grand mot, disons qu’elle a choisi des arbres fruitiers et décoratifs, semé des graines vivaces, organisé un potager. Le tronc couché d’un vieil arbre y sert de banc. Un lierre court sur la façade de la petite maison. Un massif de forsythias et des lilas mauves font les printemps, des rosiers cernent un parterre de narcisses, des iris prolifèrent à côté de pavots orange et rouge. Il y a l’éternel paysage des murets, où s’accrochent des polypodes, et puis les pelouses de pâquerettes et boutons d’or, les talus où fleurissent les carottes sauvages, les trèfles aux fleurs sucrées, les coquelicots et saxifrages. C’est un monde en miniature, où s’agitent des conspirations métaphysiques dont nous ne saurons rien, mais qui bouleverseront peut-être le continent dans cent mille ans, plus loin encore ou jamais. Comment savoir ce qui se trame dans l’ordinaire des choses, dans leur apparente banalité ? On sait bien qu’échappent à notre acuité les lois qui font voleter les hirondelles dans les colonnes de moustiques et essaims d’éphémères, conçoivent l’architecture des petits serpents ou des toiles d’araignée, agencent les chants et ballets de tout ce qui vit. On peut devenir métaphysicien en regardant un talus. J’ai cinq ou sept ans. Une grandeur inconnue me monte à la tête quand j’arpente ce jardin. Dans l’herbe courent des poules, un voisin élève des dindons, un autre a des ruches. On ne les voit pas, elles colonisent le revers d’un haut mur. Les abeilles viennent boire l’eau des papyrus qu’on sort l’été de la maison. Les plantes que préférait Mémé, dit mon grand-père.
Tout commence par un jardin. Où l’on converse avec ce qui nous précède et qu’on ne voit plus.
Enveloppant la morte qui se cachait dans les buissons et les fleurs, esquissant une auréole au-dessus de l’ombre, une sainte y planait elle aussi. Elle m’a accompagné tout au long de mon enfance – et même bien avant que je naisse. Je ne prononce pas son nom sans craindre les sarcasmes. Ou des haussements de sourcils. Je dis sainte au sens que lui donnent les catholiques. Mais je la décanonise, imitant d’autres avant moi, pour la tutoyer comme quelqu’un de la famille. Aujourd’hui encore, je ne peux lire certains de ses textes ou les paroles qu’on a retranscrites à la toute fin de sa vie sans être bouleversé. Sans que je puisse bien expliquer en quoi, j’ai tôt senti que son monde intérieur s’apparentait au mien. Il ne s’agissait pas de nos croyances, car je ne partage pas les siennes, mais de cette tension amoureuse vers un invisible visage. Je pensais parfois : Tu es donc une sorte de sœur. Le lien entre nous était toutefois plus compliqué. Un saint, quel que soit le milieu où il ou elle émerge, est aussi cela : une formidable figurine avec laquelle converser de notre propre vie, pour y lire des signes qu’on n’est pas seul à être ce qu’on croit. D’autres jouent ce rôle et viennent à notre aide, artistes ou saints laïcs – de ces intransigeants qui, comme elle le jour de sa mort, s’inquièteront encore de dire : Il me semble que je n’ai jamais cherché que la vérité.
Le temps des dévotions et des moqueries passé, relisant un jour l’histoire de son âme, je me suis reconnu en elle enfant. Ce fut un choc. Comme elle, j’avais été séparé nourrisson de ma mère ; ma grand-mère s’était occupée de moi. À l’âge où la sainte perdit sa mère, je perdis ma grand-mère. De lutin bavard, j’étais devenu taciturne ; la mort de sa mère la rendit timide et réservée. Pourquoi adolescent, presque à l’âge où elle est entrée au Carmel, ai-je songé au monastère ? Je ne savais pas ce que j’y voulais trouver. Ni un retrait du monde, ni une communauté, ni Dieu en quoi je ne croyais plus. Mais j’y découvris qu’écrire m’ouvrirait ce non-lieu que je semblais chercher. Dès lors, littérature et sainteté ont eu en moi un improbable rendez-vous. À trente ans, j’ai dû rester allongé une année dans un lit. J’y ai vu ma mort de près et aussi l’amour de ceux qui se sont occupés de moi. J’en suis revenu. Elle, c’est la tuberculose qui la rongeait. Des mois d’agonie. Et pire peut-être : tout ce à quoi elle avait cru s’était éclipsé. Un grand massacre avait dévasté sa volière intérieure. Les êtres surnaturels, et tous les morts aimés, ne faisaient plus sentir leur présence. Le Ciel s’était brouillé. Elle entendait une voix venue du fond d’elle-même répéter : Il n’y a que le néant. Rien, rien, il n’y a rien après. J’avais vécu de tels assauts. De cela personne ne peut vous soigner durablement, et je ne crois pas qu’on en guérisse. Une chose est de ne croire en rien quand la pleine santé nous sourit, une autre d’entendre malade une voix qui assène que la glissade se termine dans la fosse sans double-fond des tombes. Avait-elle soupçonné que Dieu est cette béance où on finit par sombrer ? Sans oser rien espérer de plus. Sans rien pouvoir léguer que la dignité d’affronter le néant devant. Sans rien découvrir de plus beau que la joie toute pure d’aimer. »
Verdier, 2023
Parution le 12 janvier 2023.
L’enfant a cinq ans quand on lui annonce la mort de sa grand-mère. Tout ce qui précède ce premier deuil semble effacé de sa mémoire jusqu’à ce que, devenu jeune homme, il traverse lui-même une maladie grave. Tandis qu’il relit un jour des écrits de Thérèse de Lisieux, se révèle à lui un coin inconnu de sa grande volière intérieure. Et c’est dans un dialogue avec la sainte qu’il rassemble les traces du passé : ces émotions enfouies et questions sans réponse, ce délaissement où l’on se croit et que personne ne vient apaiser, ce si humain qui disparaît plus vite que les chairs.
La Sainte de la famille inaugure un cycle autobiographique intitulé Constat.
Conçu en plusieurs livres indépendants, ce projet en cours fait écho, par bien des aspects, à mes écrits inauguraux, mais j’explore ici des lieux et temps que je n’ai pas creusés dans mes précédents livres. J’y évoque l’impossible place que donne l’écriture à celui qui s’en empare. Conscient qu’écrire, c’est rompre les amarres de toute docilité, je réinterroge ainsi un parcours social, ses obstacles et ses détours.
Sabri Megueddem (Esprit)
« La sainteté, alors, serait ce qui écoute quand tout se tait. L’écriture partage avec elle le sens du mystère, du dévouement, d’un abandon pour ce qu’il y a de plus grand en nous. Le texte entremêle avec finesse foi et écriture, qui ont en partage la rudesse de ce qu’elles exigent, mais aussi ce qu’elles offrent quand se dénoue le nœud. Elles ne disent jamais le dernier mot, mais ouvrent des brèches, intimes, sociales. Le rôle de l’écrivain et du croyant, soudés en une curieuse correspondance, est de les élargir encore, au risque d’y laisser quelque chose de soi. Cette amitié secrète entre foi et écriture, parfois perçue comme improbable, constitue l’endroit où quelque chose peut se dire – et, plus encore, l’endroit depuis lequel l’auteur écrit. »
Emmanuelle Rodrigues (Matricule des Anges)
« Patrick Autréaux n’a de cesse de composer une œuvre cruciale, traversée par les thèmes de la maladie, de la passion amoureuse et érotique, indissociable d’une réflexion sur la création littéraire. C’est bien ce que La Sainte de la famille laisse ressortir également : loin de constituer un choix anodin, écrire relève de la nécessité intérieure. Il existe un lien entre l’ascèse de l’écriture et celle qu’exige la connaissance de soi… Ce récit, qui s’apparente en effet à l’enquête la plus intime qui soit, nous donne à lire ce double élan qui porte l’écriture du côté de la vie et la vie du côté de l’écriture. »
Agnès Mannooretonil (Études)
« C’est un homme qui se tient au bord d’un « trou que personne ne soupçonne ». Il y eut un petit garçon élevé par sa grand-mère. Dans la tombe de « mémé » est resté l’enfant de cinq ans, sa tristesse mais aussi la mémoire de sa tristesse. Lire ce livre, c’est accepter de laisser pendre ses jambes dans ce vide, assis à côté de l’écrivain au bord de lui-même, comme en prière. Si Patrick Autréaux emploie ce mot « trou », avec ce qu’il suggère de réalités physiologiques, sexuelles, triviales, c’est précisément qu’il est un écrivain dont la très grande délicatesse se méfie des mots. »
Marine Landrot (Télérama)
« Tout en s’adressant directement à Thérèse de Lisieux, avec la familiarité respectueuse du tutoiement et la perspicacité de celui qui se sent si proche, l’auteur s’en détache aussi. Cette prise de distance, n’enlevant en rien la complicité, repousse les murs de son récit pour faire place à ce que la sainte mettait au plus haut: l’infiniment petit. »
Christophe Kantcheff (AOC)
« Ce que décrit La Sainte de la famille est un cheminement au long duquel les illusions tombent, l’inessentiel s’efface et le sens des choses se précise. Une ascèse, qui n’est certainement pas parfaite, mais l’engagement qu’elle requiert est incontestable. Oui, La Sainte de la famille est un livre engagé, davantage que nombre d’œuvres que l’on qualifie comme telles sans se soucier de ce que leurs auteurs y exposent d’eux-mêmes. »
Gabrielle Napoli (En attendant Nadeau)
« Premier livre d’un cycle autobiographique intitulé Constat, La sainte de la famille est un récit surprenant, par la variété des tons qui s’y manifeste, mais aussi par l’importance qu’y prend Thérèse de Lisieux… L’auteur établit des liens entre sa propre enfance et celle de Thérèse, revenant sur des épisodes fondateurs de son existence que la lecture des textes de la sainte a éclairés d’une lumière particulière. Le récit, à la fois très sérieux et plein d’humour, mêle souvenirs et réflexions métaphysiques, tout en posant en filigrane la question de l’écriture. »
Eric Loret (Libération)
« Dans cette nouvelle station de son œuvre, l’écrivain et ancien psychiatre urgentiste reprend les figures tutélaires de ses précédents récits : le grand-père (le Grand Vivant, Verdier, 2016), la mère et aussi Omar Sharif – dans le Docteur Jivago. La mère a survécu à un cancer, le narrateur également, il y a des fausses couches et des décès en bas âge, un «emboîtement de petites filles et de fantômes» qui témoignent moins d’un travail autobiographique que d’anamnèse : une remontée aux sources de l’existence par-delà les bornes du sujet, ou le sujet comme matriochka. La Sainte de la famille trace cette fois le portrait de la grand-mère maternelle, décédée quand le narrateur avait 5 ans. «Mémé» se double d’une autre figure : celle de sainte Thérèse de Lisieux, dont les écrits accompagnent depuis des années Autréaux dans l’exploration de sa «volière intérieure». L’expression revient à de multiples reprises : il y a un enclos et pourtant l’infini de l’air libre, des oiseaux qui se cognent et qu’on ne peut attraper, multiples, incessamment envolés. La volière, c’est aussi un peu le principe de l’espace et du temps rabattus l’un sur l’autre, forme nouvelle de la sensibilité : «On croit que tout commence par un jardin. Mais ça commence avant.» La vie est une étendue finie à arpenter infiniment. L’auteur médite sur ses deuils, ses défaites (éditoriales, amoureuses) et sur la fragilité humaine avec une douceur extrême, comme s’il réservait au creux de chaque phrase la possibilité d’une extase. C’est un texte sur la foi écrit par un athée et dont le moteur est le «soin» au sens fort : un souci, une responsabilité généreuse autant qu’une intervention thérapeutique. Car, rappelle celui dont les trois premiers livres étaient consacrés à l’expérience de la maladie, «on n’est docteur que lorsqu’on s’est heurté à l’impossible guérison de ce qui fait de nous des êtres humains, quand on admet enfin que certaines blessures, en soi, en l’autre, ne se guériront jamais. »
Johan Faerber (Diacritik)
« Avec La Sainte de la famille, Patrick Autréaux signe sans doute son plus beau texte, le plus vibrant, le plus mystique. Après l’éclatant Pussyboy, un des récits les plus importants de ces dernières années, l’écrivain poursuit chez Verdier une quête autobiographique qui se fait cette fois involutive.
Sébastien Lapaque (Le Figaro)
« Par là, son livre très subtile est l’effort guerrier – on y revient toujours – d’un écrivain accompli pour chasser les nuages de son esprit afin de se rendre «pur et tout prêt à monter aux étoiles», comme le dit le dernier vers du Purgatoire dans La Divine Comédie. »
Rodolphe Perez (Zone critique)
« Le constat qui débute ici est celui de ce qu’aura été l’histoire mais aussi l’écriture, l’expérience même du geste qui s’ouvre dans la scène de l’écriture, au seuil – lisière – de soi-même et de la parole à-venir, vers ce « trou que personne ne soupçonne. Pas même moi. J’ignore que j’ai oublié. » Et devant la faille, à la lisière donc, l’écrivain se fait témoin, et tend le fil à qui voudra s’y abandonner, car La Sainte de la famille est un texte plein de promesses où la parole surgit dans sa recherche de l’abandon, déchargée du drame et ouverture sur sa propre coïncidence avec le monde »
Carole Darricarrère (Sitaudis)
« Ni vraiment un roman, ni un récit ni un essai, mais un « Constat » autobiographique constellé de trous noirs d’une intimité sans fond, tapissé velours de poignées de terre et de revenants, à la croisée de tous les genres en négation de l’idée que l’on se fait de la genèse. »
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