revue MuseMedusa, 2022
Texte paru dans le dossier 10 de la revue MuseMedusa (sous la direction de Léonore Brassard et de Benjamin Gagnon Chainey) : « Des fées aux pleureuses. Les figures de accompagnement, du berceau au tombeau. »
(ill. Les Anges de Sodome par Gustave Moreau)
Qu’importe ce qu’aura été la route jusque-là. Qu’importent les bagages qu’on avait avec soi. Ceux qu’on va laisser à regret, ceux qu’on va garder, ceux qu’on va bazarder avec joie. De toute façon, on ne sait pas ce qui va compter. On pourra s’accrocher à ce qu’on a distraitement conservé, sans même s’apercevoir encore que ce doudou est mort – que le choc l’a tué. La première victime, c’est ça, ce petit truc à quoi on parlait ou qu’on ouvrait pour y regarder voler des papillons, qui supportait notre petit blabla muet. La première victime, c’est ce qui donnait conseil ou écoute, et permettait de trouver en nous un rassurant grigri. La magie n’opère plus. On serait même enclin à s’en moquer, à se traiter d’imbécile. Mais pas le temps ! On est arrivé là où la route est brutalement rompue, on ne s’y attendait pas. D’ailleurs, même quand on s’y attend, on ignore l’effet que ça fera de voir ce sentier avec ses détours (mais où on aimait chantonner, se plaindre et perdre son temps) se casser d’un coup et nous obliger à devoir continuer là où on ne sait plus comment avancer, là où on est emporté malgré soi, là où le temps change de nature.
Car la route ne s’arrête pas comme sur les cartes, avec leurs repères topographiques : elle s’arrête sous nos pas, n’existe plus, elle nous plonge dans ce qu’on croit un vide et qui n’est qu’une autre voie. Sans balise. On se trouve au bord et dans le gué à la fois, le bord est le dedans, c’est ça qui trouble, c’est un bord-dedans – et qui menace de nous expulser. L’espace a changé, la géométrie elle aussi. Tout ce qui est devant est derrière, dessus ou sous nous. On ne perd pas pied, on ne se noie pas, on est dedans et toujours au bord : on ne sortira plus de cette funambulie – on mettra longtemps à le comprendre.
Qu’importe ce qui a provoqué cette dé-couture des repères. On retiendra l’hypothèse qu’à moins d’une faille singulière, des traits communs se manifestent en un tel passage et malgré les particularismes de ce qui nous dépouille : guerre, maladie, viol, accident ou survie d’un improbable voyage, drogue ou expérience psychique extrême. Une de ces grandes épreuves dont parle Michaux. Nous y voici dans ce bord-dedans, nous voici débordant. Et qui est avec nous ?
Les livres nous accompagnent, on le sait, on le répète. On sait aussi qu’ils ne peuvent aller au-delà de certaines frontières qui dépendent de qui nous sommes, de l’âge ou de la culture que nous avons, de ce que nous vivons. Cette idée n’est pas neuve, une grande part de la littérature est une sorte de tribut pour honorer cette réalité-là. Des livres qui accompagnent, on peut en citer d’innombrables, autant que de briques de papier qui ne nous offrent rien. Certains sont des nourritures qui laissent sur notre faim – ce qui ne porte pas à conséquence – mais qui, dans des circonstances de vie et de mort, deviennent des dilettantes à qui on serait tenté d’en vouloir. De toute façon ils nous quitteront simplement, nous n’aurons d’eux aucun regret : ils ne nous disent rien.
Ainsi en ce bord-dedans, en ce lieu qui déborde et nous fait déborder, tout en nous enfonçant là où on ne sait quelle échappée découvrir, là où je m’employais à survivre, il y a longtemps déjà, j’ai trouvé trois livres qui forment pour moi une espèce de pont sur cette faille que j’ai dû traverser après qu’on m’eut un jour annoncé que j’avais un cancer. Une surprise m’avait saisi, effroi et extase mêlés, pour me laisser en suspens au-dessus d’une réalité obscure, ambivalente, que je discernais mal et dont l’évolution était imprévisible. Le nouveau terrifie.
Ces livres forment-ils un pont ? Des pierres de gué plutôt, qui m’ont permis de mieux comprendre rétrospectivement la nature de ce que j’avais franchi vaille que vaille. Trois arches temporelles d’un événement, donc, qui se développerait ainsi en une annonce déréalisante, une explosion dépersonnalisante du moi, et une réagrégation, qui serait le long moment du retour et l’exil inévitable qu’il implique.
Il y a d’abord L’Instant de ma mort de Blanchot.
C’est entre le je du vieux monsieur, qui raconte cinquante ans après les faits, et le il du jeune homme dont il parle, que s’écoule ce court récit (publié en 1994). L’incertitude de la mémoire et la sûreté des souvenirs s’y mêlent et signent peut-être un de ces rares moments qui changent la vie : « Je sais – le sais-je ? », « J’imagine que ce sentiment inanalysable changea ce qui lui restait d’existence. »
Été 44, les nazis se retirent et assassinent. Parvenus devant cette grande maison familiale, ils font sortir le jeune homme suspecté d’être un partisan et vont le fusiller. Sauvé in extremis, il s’éclipse dans les bois, attend dans un état de déréalisation qui dure, revient lentement. À moins que ce récit même ne soit le signe qu’il ne reviendra jamais tout à fait : « empêché de mourir par la mort même », « désormais il fut lié à la mort par une amitié subreptice ».
Si j’évoque ce texte, c’est pour ce moment que décrit le vieil homme, tentant de cerner ce que le jeune homme qu’il était a alors vécu : « Il éprouva un sentiment de légèreté extraordinaire, une sorte de béatitude », « Peut-être l’extase. Plutôt le sentiment de compassion pour l’humanité souffrante, le bonheur de n’être ni immortel ni éternel. » « Libéré de la vie ? L’infini qui s’ouvre ? Ni bonheur ni malheur. » Moment où le temps s’interrompt et se poursuit à la fois, où la mort est annoncée, certaine, mais fait place à un hors-temps, jusqu’à la balle qui tue. Temporalité dont la nature semble brutalement bouleversée et qui se déploierait entre la mort psychique et celle du corps : « La rencontre de la mort et de la mort ? », « Comme si la mort hors de lui ne pouvait désormais que se heurter à la mort en lui. »
Commentant le travail de l’essayiste de L’Entretien infini et La Part du feu, Giorgio Agamben fait remarquer qu’après la guerre, après Auschwitz, après cette expérience écrite tardivement, la question qui se pose à Blanchot, orienté plutôt à l’extrême-droite avant-guerre, et sans doute à chaque génération confrontée à sa catastrophe, serait celle-ci : Comment, après tout ce qui s’est passé, comment la littérature est-elle désormais possible ? Selon Agamben, la réponse est simple : la littérature serait seulement possible dans cet entre-deux-morts, dans cette impossibilité de mourir, entre la certitude de son annonce et la mort qui nous ferme les yeux, dans cet espace peut-être que ce récit tardif met à jour et qui place la littérature et les conditions de sa possibilité dans une tenaille qui se fait faille temporelle – et qui est peut-être espace littéraire.
Cette hypothèse fait penser à une nouvelle de Borges, datant de 1943 : Le Miracle secret. Nous sommes à Prague en 39, juste après l’arrivée des nazis. Un écrivain juif est condamné à être fusillé. Quelques jours le séparent de son exécution, pendant lesquels « il essayait en quelque sorte de s’affirmer dans la substance fugitive du temps. » Pour preuve qu’il existe bien et n’est pas qu’une erreur dans la pensée de Dieu, la veille même de son exécution, il demande au Créateur de lui accorder un an pour achever son ultime tragédie. Cette œuvre, il l’envisageait avant son arrestation comme un repentir de tous ses écrits, « la possibilité de racheter (symboliquement) la part fondamentale de sa vie. » La dernière nuit avant son exécution, un rêve lui fait toucher la lettre d’un livre où se cache Dieu, lui a-t-on dit, et soudain il lui est annoncé : « Le temps pour ton travail t’a été accordé. » Il se réveille, on vient le chercher, il attend, fume une dernière cigarette, se place contre le mur, une goutte de pluie glisse sur son visage. L’ordre final est vociféré. Tout alors se paralyse, les soldats, les fusils, lui. Et il pense : « Je suis en enfer, je suis mort, je suis fou, le temps s’est arrêté. » Il récite un poème de Virgile, se dit que le temps court encore puisqu’il pense. Il s’endort même, se réveille et voit la fumée de sa cigarette non encore dissipée. Il attend un jour et comprend. Aucune fatigue. L’année lui a été accordée, même si le plomb le tuera à l’heure. Il n’a que sa mémoire, mais il écrit sa pièce dans ce moment suspendu. Un an s’écoule ainsi et le point final est mis au moment où la balle lui troue la poitrine. Illustration fictionnelle de la temporalité singulière qu’ouvre peut-être la littérature en même temps qu’elle la rend possible. Et qui pose aussi une autre question sur l’adresse des œuvres, sur leur vie imaginaire. Car, dit Borges, « il ne travailla pas pour la postérité ni même pour Dieu, dont il connaissait peu les préférences littéraires. »
Il y a aussi L’Intrus de Jean-Luc Nancy.
C’est un essai, augmenté de quelques postfaces à mesure des rééditions, qui est moins un récit autobiographique qu’un livre de philosophie ou une méditation sur la greffe cardiaque qu’a subie Nancy autour de la cinquantaine, et ses conséquences. Nous sommes d’emblée dans l’espace d’une survie : c’est après l’annonce, « l’intrusion d’un corps étranger à la pensée », c’est depuis ce « blanc qui restera comme la pensée même et son contraire en même temps », que s’écrivent ce court essai et son œuvre à partir du mitan des années quatre-vingt-dix.
Mais dans ce qu’on pourrait qualifier d’hypertexte, tant il ouvre à une arborescence de conséquences, je retiendrai la description du vacillement identitaire : c’est toute la question du « propre » ici qui se pose, écrit-il, de notre « propre cœur ». Et un territoire nouveau se déploie autour des mots qui le balisent : étranger, intrus, étrangèreté, étrangeté. L’intrus est cet étranger qui fait irruption, rappelle Nancy : c’est d’abord ce cœur qui se met à avoir des ratés ; c’est ce vide à l’annonce ; c’est cette mort par laquelle il faut passer, poitrine ouverte, sans cœur ; c’est le cœur greffé qui devient soi en n’étant pas soi mais qui permet au soi de continuer à vivre, à être soi ; c’est le traitement qui lutte contre les défenses immunitaires, ce soi protecteur de soi ; c’est l’autre qui fait vivre et le soi qui menace ; c’est aussi les virus anciens tapis dans le corps et qui font résurgence ; c’est le cancer conséquent au traitement immunosuppresseur. Ainsi à chaque étape, voici que « moi » et « je » vacillent, que l’autre fait vivre en prenant la place de soi, que soi ne survit que par l’autre. Nancy nous conduit sur le bord d’un lieu où celui qui proclame un « je » et un « moi » perd sa certitude, gagne une hybridité ; mais où s’ouvre une concomitance à l’émergence d’un autre, d’un étranger, de cet inassimilable peut-être que contient l’être humain : « Une fois qu’il est là, s’il reste étranger, aussi longtemps qu’il le reste, au lieu simplement de se “naturaliser”, sa venue ne cesse pas : il continue à venir. » De cet inassimilable qu’est l’homme lui-même révélé ainsi : « Mais devenir étranger à moi ne me rapproche pas de l’intrus. Il semblerait plutôt que s’expose une loi générale de l’intrusion : il n’y a jamais eu une seule intrusion : dès qu’il s’en produit une, elle se multiplie, elle s’identifie dans ses différences internes renouvelées. »
On peut penser à cet essai de Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, qui cartographie les différences entre temporalité linéaire, hégélienne ou chrétienne, et temporalité rituelle, circulaire ou temporalité mystique. Cette dernière serait une levée du temps, comme dans le récit de Blanchot ou la nouvelle de Borges, une intrusion (ange, corps mystique, refoulé) qui rompt la linéarité et y introduit une torsion ou incurvation de la perception temporelle (donc du temps), qui change et ouvre la logique usuelle, trop simplement euclidienne. Comme peut le faire l’analyse. C’est ce que trame un autre texte, Le Site de l’Étranger de Pierre Fédida, qui décrit la place et le temps singulier de l’expérience analytique et le surgissement de cet autre qui parfois bondit en séance – inconscient giclant soudain par notre voix, moi-autre disant l’irréfutable et le vrai le plus laconique. Mais Nancy de conclure : « L’intrus n’est pas un autre que moi-même et l’homme lui-même. Pas un autre que le même qui n’en finit pas de s’altérer, à la fois aiguisé et épuisé, dénudé et suréquipé, intrus dans le monde aussi bien qu’en soi-même, inquiétante poussée de l’étrange ».
Il y a enfin Spectres, mes compagnons de Charlotte Delbo.
Lettre jamais envoyée à Louis Jouvet, dont Delbo était l’assistante avant-guerre, ce texte retrace son arrestation et son passage par les prisons françaises, de La Santé au Fort de Romainville jusqu’à Auschwitz, dans les commandos d’asséchement des marais, puis au camp agricole de Raïsko, et enfin à Ravensbrück ; elle y décrit aussi son retour en France après la libération des camps. Dans ce voyage, des livres ont été présents et des personnages de théâtre ou de roman, et c’est leur compagnonnage qu’elle déploie ici.
Mais j’insisterai surtout sur le moment de l’après, une fois saine et sauve, quand les livres tardent encore à revenir, quand les personnages, même ceux qui l’ont accompagnée, et certains jusque sur le quai de tri à Auschwitz, ne se manifestent plus. Alors – temps d’abîme, temps d’abandon – les livres qui se présentent à elle sont devenus si bavards qu’ils ne disent plus rien : « Quand enfin je me suis risquée à en prendre un, à l’ouvrir, à le regarder, à constater que je savais lire, il était si pauvre, ce livre, si à côté, que je l’ai mis sur sa pile. À côté. Oui, tout était à côté. De quoi parlait-il ce livre ? Je ne sais pas. Je sais que c’était à côté. À côté des choses, à côté de la vie, à côté de l’essentiel, à côté de la vérité… Qu’est-ce qui n’est pas à côté ?… Je ne pouvais pas lire parce qu’il me semblait savoir d’avance ce qui était écrit dans le livre, et le savoir autrement, d’une connaissance plus sûre et plus profonde, évidente, irréfutable… Je voyais la banalité, la convention, le vide. J’y voyais l’habileté. Et qui sait-il celui-là qu’il veut me dire ? Et pourquoi ne le dit-il pas ? »
Terrible et vrai est ce lieu, après l’expérience, où n’entrent plus les livres, où l’on est abandonné par eux. C’est là que nous conduit Delbo, en ce lieu aigu et vidé, mais qui va désormais donner à la littérature un poids nouveau. Parce que, dit-elle : « C’est presque impossible, plus tard, d’expliquer avec des mots ce qui est arrivé à l’époque où il n’y avait pas de mots. » Hypothèse encore ou indice peut-être que la littérature ne commence que dans l’après.
Dans une lettre critique à Soljenitsyne, Chalamov affirme la nécessité d’une « nouvelle prose » après les camps, après la Kolyma. Et il semble que c’est de cet « à côté », après la catastrophe, dont l’invention d’une nouvelle prose doit témoigner. La responsabilité de l’écrivain ne serait-elle donc pas de trouver une voix de sang pour dire « ce qui est arrivé à l’époque où il n’y avait pas de mots », pour dire par les mots l’extinction des mots ? Comme si un autre temps devait trouver sa place dans les livres pour qu’ils aient la capacité de nous accompagner le plus loin possible.
On ne peut qu’entrevoir la solitude de l’autre après une situation traumatique, on ne peut que constater le dénudement lors d’un choc avec le réel, et difficilement entrevoir la densité de la violence de cette confrontation. Il semble pourtant que là soit l’ombilic des livres qui continuent de tenir debout, malgré tout.
Bien sûr cette question qui se pose n’a de sens que si l’on a survécu, si donc on a franchi ce lieu turbulent qui est bord et dedans, qui nous expulse ou menace de nous engloutir, qui laisse en nous une cicatrice vivante – car c’est se perdre que de franchir un tel gué – qui change notre vie.
L’image du gué est peut-être trompeuse au fond. Car sur l’autre rive, sauvé et survivant, rien ne pourra plus être comme avant. Le sentier rompu ne se prolonge pas après cette parenthèse. Et il nous restera du passage une boiterie. Même si on ne saura jamais bien jusqu’où on aura été mutilé, ni ce qui aura été mutilé. Mais ce qui paraîtra sûr, c’est que nous nous serons enfin mis au pas de la vie, sans cesse achoppant, sans cesse nous rattrapant.
Un gué qui rend boiteux : il y a une raison tutélaire pour moi à cette image.
Au temps où j’étais malade était accrochée au-dessus de mon lit la toile d’une jeune peintre. Encore étudiant, je l’avais achetée dans une galerie voisine de la faculté. Pas bien cher, mais j’avais gratté les fonds de tiroirs pour pouvoir l’acquérir. On y voit un ange tomber plus que flotter sur un homme, et le tirer par sa manche. Jacob est auprès d’une eau sombre et semble se réveiller ou parer un coup. La scène se situe dans un sous-bois abstrait. Je crus que c’était le motif du combat avec l’ange qui m’attirait, mais quand je pus à loisir vivre avec cette œuvre, c’est ce sous-bois décomposé dont je ne me lassais pas. Des branchages moussus peut-être, des ombres portées ou usnées coulantes, un camaïeu de verts, une lumière venue de la toile même. L’obscurité inquiétante m’y rappelait cette orageuse Vue de Tolède par El Greco, que j’aimais tant. Quelque chose du rêve se manifestait dans l’abstraction anxieuse du paysage : l’inconnu heurtant l’homme plus qu’il n’annonçait une grande nouvelle.
L’ange est cette parole de paille qui fend l’acier du réel, dit Michel de Certeau. Il est moins l’inconnu que le corps-à-corps même avec l’inconnu, avec le nom impossible qui nous nommera. Et une parole corps-à-corps, n’était-ce pas la maladie elle-même ? C’est que je me demandai longtemps après, quand je songeais à ces œuvres, livres ou images, qui m’avaient guidé à mon insu. Une parole corps-à-corps : ce qu’on simplifie parfois par un nom d’écrivain.
Au cours de ce corps-à-corps, une autre voix m’avait annoncé une nuit ma mort, que j’avais nommée ange par commodité. Dans mon rêve, il prenait l’aspect d’une silhouette double, qui m’avait fait penser à un autre tableau, cette fois de Gustave Moreau, Les Anges de Sodome. Même si je ne croyais pas aux anges, je ne pouvais pas ne pas écouter ce genre d’annonce jaillie du dedans, et il avait fallu du temps pour que je dépasse la frayeur que cet « être » avait suscitée, pour comprendre aussi l’ambivalence énigmatique de son « discours ».
Un jour un ange
m’a dit :
« Tu mourras jeune,
écris. »
Le doute au seuil du refus.
L’ange
n’est-il que cela ?
Non ce qui échappe au monde
mais des paroles qui nous parviennent
Son dépouillement nous dépouille
Il ne laisse place qu’à l’annonce en soi à soi
de ce qu’on ne comprend pas
et qui chemine de l’abstrait
insensé
au ventre
toujours vierge.
…
Et l’annonce encore :
« Tu mourras jeune,
écris »
Une voix venue d’une silhouette
porteuse de cornes.
Contre elle
je ne me suis pas révolté
mais n’ai pas accepté la peur
seuls
le réel et son continu
imperceptible
la toupie d’une autre logique
sans rupture
une tourmente sans angoisse
une épaisseur.
J’ai regardé en face
l’ombre
et ai jeté en son invisible
les visions et leurs armes
Je n’ai pas combattu
je l’ai regardé en face
de dire :
Tu es en moi
et de toujours je t’attendais
Tu vas me féconder
Ce n’est pas la mort qui viendra par toi
Tu me l’envoies peut-être
Je la verrai
mais partirai plein de moi
plein en moi et délaissé par moi.
Sans révolte
dans la vérité de l’incertitude
dans la menace
dans l’hésitation
dans le départ imminent
je l’ai regardé inscrire en moi
Le silence des possibles
la voie ouverte enfin
d’avoir
à je ne sais quoi en moi
renoncé.
Parole de la nuit. Parole de la peinture. Parole du désir écrivain. C’était bien une annonciation, mais qui n’était peut-être qu’un écho de cette mort première dont parle Blanchot, et qui susciterait cet espace-temps où naîtrait la littérature. Et la parole de mon rêve annonçait mort et écriture en un même message – un terme et sa non-imminence.
Une autre temporalité s’était dépliée depuis que j’avais entendu en cette maladie le nom de ma mort. De son sein, arrière-pays ombrageux, était apparue la voix d’un réel qui m’avait cinglé de ce savoir-ignorant sur mon devenir. Il ne me transmettait qu’une conviction : il allait falloir vivre autrement.