Le Poète Tortue (sur Gary Snyder)

Mettray, 2024

Le Poète Tortue, à propos de Gary Snyder, in Mettray 2024. 

 

« Je ne sais quand j’ai lu ou entendu le nom de Gary Snyder pour la première fois. Et si, par souci de géographie intérieure, je m’applique à en chercher l’occasion, je me perds dans des souvenirs, accumulés sur les années, d’un pays dont je n’avais pas le désir et où j’ai fini par vivre.

Je n’ai jamais aimé l’Amérique. Adolescent, après y avoir passé quelques semaines pour un séjour linguistique, j’en étais parti en me disant que je n’y reviendrai pas. Pourtant je suis revenu, à cause d’un garçon dont j’étais amoureux et qui est devenu mon époux. Ce que je n’y aime toujours pas n’est pas bien clair. Peut-être est-ce l’impossibilité de pénétrer vraiment ce pays et aussi l’impression trompeuse de le saisir d’emblée. Ainsi l’Amérique se fait accueillante, croit-on. On l’épouse ou la rejette pour découvrir qu’elle est banalement travaillée par une inépuisable possibilité de nuances, selon une ample palette allant du dégoût à l’amour, de l’enthousiasme à l’ennui, de la curiosité à l’aversion. Mais, si l’on se donne le temps, on finit par discerner des repères qui peuvent sinon résumer son mystère, du moins donner une idée de sa face cachée – le tempo d’un continent. Snyder fait partie de ceux-là.

Comme d’autres qui eurent une importance plus grande pour moi, il est venu par le hasard d’une adresse. J’ai vécu quelques années à New York dans un immeuble voisin de celui où Allen Ginsberg avait, dit une plaque commémorative, écrit son célèbre Kaddish. C’est par cette contingence que je suis entré dans le diagramme des noms de la Beat, cumulée à un autre hasard qui m’avait fait vivre, avant mon arrivée à Manhattan, non loin de l’étang de Walden. De Thoreau et de Ginsberg découlaient d’autres noms (presque tous hommes et blancs, dit en passant), que les américanophiles connaissent bien : Kerouac, Snyder, Rexroth, Burroughs, pour les plus célèbres, qui ont participé à ce qu’on a qualifié de San Francisco Renaissance.

Quand je suis arrivé à New York, j’avais en tête des anecdotes de mon premier et seul voyage dans cette ville des années plus tôt. Une initiation désagréable et puante, un souvenir de moiteur et saleté, celui d’une méfiance qu’on m’avait inculquée là même, et surtout l’impression de n’arriver à rien voir. Ce n’était pas une ville mais une bataille, dont la logique secrète m’échappait absolument et dont je n’eus vite, une fois visités les musées que je m’étais imposé de voir, que l’envie de m’échapper. J’ai gardé cette prévention première. Même lorsque j’y ai vécu, je n’ai eu de cesse de vouloir m’échapper de cette ville. Il y avait un moyen pour cela : en dénicher les marges discrètes, que ce soit celles du réel underground, de la littérature ou du cinéma. J’ai vite compris qu’elle était un piège où ne flottait bientôt plus que la promesse verbeuse de l’échappement. On peut infiniment ouvrir des dédales et ne plus pouvoir bouger de ce qui devient un inépuisable stérilisé… »

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